S'émerveiller
S'émerveiller.
C'est le titre d'un livre de Belinda Cannone que je voudrais lire depuis des années.
J'y pense parce qu'à l'instant
je m'émerveille.
L'avion est en train de décoller et je fais comme si de rien n'était, je continue de lire.
Non,
je quitte mon livre,
je regarde par le hublot,
la mer est grise,
il pleut sur Marseille
c'est la première fois que cela m'arrive
j'y crois à peine.
Le commandant de bord fait de l'humour, involontaire ?
Il dit :
« Le temps sur Brest n'est pas tellement mieux que sur Marseille,
des averses sont possibles cet après-midi. »
Ignore-t-il la réputation de Brest ?
Ignore-t-il qu'à Brest chaque jour des averses sont possibles, comme des éclaircies.
Je lève le nez de mon roman prometteur
c'est une histoire d'amour encore,
qui commence par la mort de l'être aimé,
une passion amoureuse tragique
comme il se doit de toute passion.
Je suis déjà pleine de sentiments et d'émotions, de mélancolie, de douleur de la vie qui va parce que je viens de finir
Mangez-moi d'Agnès Desarthe.
L'avion roule,
je regarde par le hublot
et je me rappelle combien un décollage était
pour moi enfant exceptionnel,
un moment intense et plein.
Comme chaque acte quand j'étais enfant était prenant
concentrée
j'étais tout entière dans l'action du moment
jouer était passionnant
je m'ennuyais intensément
je riais et pleurais à mort.
Passionnément.
Intensité que je retrouve quand je suis amoureuse
entièrement couverte de capteurs ultra-sensibles.
L'accélération du vaisseau volant me cloue au siège.
Le paysage défile à toute allure.
Adieu à cette ville,
des souvenirs des quelques jours passés dans ses rues dansent,
j'ai oublié ce matin mon œuf dans la bouilloire de l'hôtel
sera-t-il jeté ? gaspillé ?
L'avion oscille puis se stabilise sur la piste qui me secoue,
accélère continûment,
et quitte le sol, à l'avant débord puis à l'arrière.
Apesanteur.
Je m'envole,
éprouvant toute la lourdeur de l'oiseau de métal,
c'est toujours magique.
Parfois dans mes rêves
je sens que mon corps s'appuie sur l'air pour voler
un peu comme pour nager,
je dois parfois faire comme les oiseaux
et battre si péniblement des bras
que je suis encore plus persuadée que c'est bien réel.
Mon cerveau est rusé.
À travers le hublot
la ville se déploie,
j'aperçois un petit bout de mer seulement,
nous allons vers le Nord.
J'aperçois des constructions circulaires, deux colimaçons tracés sur le sol,
traces de soucoupes volantes
ce sont des cimetières
je n'en avais jamais vu de cette forme.
Est-ce que les morts sont mieux ainsi disposés ?
Je me dis qu'il doit être plus facile pour eux de discuter comme ça.
Ça a l'air plus chaleureux.
Ça me rappelle des constructions antiques en Chine,
sortes de villages-forteresses ronds où la vie se partage au milieu
à l'intérieur
dans une large cour collective.
Les morts aussi forment une communauté,
fermée,
ils restent entre eux.
Chez les Romains, les sépultures étaient disposées à l'extérieur des villes
mais le long des voies de circulation.
Les visites devaient être plus faciles, plus naturelles et plus fréquentes.
La vie et la mort mêlées.
L'avion a dépassé la couche de nuages et de perturbations,
en bas le coton blanc,
en haut le ciel bleu.
Il fera peut-être bleu à Brest,
on n'est jamais à l'abri d'une éclaircie.
Je retourne à mon roman,
une histoire d'amour pour une femme qui est morte.
Sa commémoration.
Ça raconte Sarah.
Le style est fluide. On ressent l'urgence d'écrire
une passion comme une flamme,
c'est lyrique
je pense à Racine
que j'ai envie de relire
pour la passion y'a pas mieux.
Ce roman se dévore.
Je n'aime pas trop ça.
J'aime mieux pouvoir faire des pauses.
Penser au livre plusieurs fois pendant la journée
et attendre de le retrouver le soir avec plaisir
comme un ami
comme une conversation.
Là je me sens capturée
obligée de lire
pas le temps de méditer
pas de matière à méditer
la passion amoureuse est bien évoquée
mais rien de nouveau sous le soleil
J'aime retrouver des choses que j'ai vécues
mais cela ne me suffit pas pour aimer un livre.
Je suis un peu agacée.
C'est peut-être trop efficace.
Et les procédés sont voyants,
la répétition se veut poétique, litanique, élégiaque ?
je la trouve lourde.
Le commandant de bord chaleureux et décidément très communicatif,
il est français et peut-être même breton,
visiblement heureux de vivre et de travailler,
nous indique les belles vues,
à gauche les îles bretonnes,
à droite la belle ville de Nantes.
Est-il amoureux ce commandant de bord pour être si enthousiaste.
Je regarde et je pense à ma fille tendrement aimée,
je la regarde de tout mon cœur
cette ville
et je la remercie de veiller sur la destinée de la chair de ma chair.
Puis j'identifie la Roche Bernard, sur le fleuve, ses deux ponts et son port, la ville arrondie dans ses murailles
et autour la France des labourages et pâturages
les taches inégales des champs verts et marron,
les villes qui scintillent au soleil d'hiver,
les forêts sont des buissons,
les nuages découpent des ombres par terre.
Mon roman est lyrique,
raconte une passion amoureuse
avec quelques touches d'érotisme,
de chair, de plaisir, une pointe de tragédie,
un personnage qui exerce une fascination,
un personnage un peu fou qui fait craindre le pire.
Tout est trop bien huilé.
À l’atterrissage,
le ciel est bleu
le sol tout mouillé.